STRATEGIE

L'ENTREPRISE, SES LIENS ET SA COMPETITIVITE

L'exemple Japonais

Paru dans Nouvelles IBM France 1991
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Les organisations, qu'elles soient industrielles ou tertiaires, sont confrontées à des problèmes communs. La complexité augmente, la compétition s'exacerbe, les turbulences socio-économiques et l'internationalisation créent un nouveau climat où les dirigeants recherchent, de façon permanente, de nouveaux modèles d'organisation, adaptables et souples, leur permettant de gagner les batailles concurrentielles, tout en créant ou en préservant le consensus interne.
Dans ce cadre, le phénomène japonais ne cesse, depuis près d'une quinzaine d'années, d'interpeller l'Occident.
Quel que soit le domaine d'activité industrielle (ou maintenant tertiaire) dans lequel on se trouve, la concurrence la plus forte est souvent japonaise, ou vient des  "quatre dragons" (Corée du Sud, Singapour, Taiwan, Hong-Kong), pays relativement différents du Japon, mais dont les approches s'apparentent souvent à l'approche nipponne.
De nombreuses études ont été consacrées à ce sujet depuis les années 70, pour tenter de découvrir le "secret" de la compétitivité japonaise. Tout en nous apprenant beaucoup sur la société nipponne, sur la culture japonaise (de la lecture des idéogrammes Kanji à l'usage du boulier, de l'emploi "à vie" à la hiérarchie des entreprises), les ouvrages des "coureurs de Japon" nous donnent peu de recettes imitables dans nos sociétés.
C'est néanmoins l'étude du Japon qui a été à l'origine des mouvements Qualité dans les entreprises occidentales.
Or, le Japon est aujourd'hui confronté à de nouveaux problèmes. La parité très forte du yen par rapport au dollar rend plus coûteux les produits et limite l'exportation. La main-d'oeuvre japonaise devient très onéreuse par rapport aux "quatre dragons" (souvent alignés sur le dollar), ce qui a amené le Japon, malgré ses réticences, à "délocaliser" récemment ses unités de fabrication dans ces pays. Des pressions internationales vers un "équilibrage" des échanges peuvent faire échec au "protectionnisme" traditionnel japonais. La consommation intérieure japonaise, qui pourrait compenser les pertes d'exportation, peut s'orienter vers des produits moins coûteux, venus de l'extérieur, et qui savent désormais être d'une qualité "à la japonaise"
La plupart des entreprises japonaises qui pensaient expansion sont amenées à mettre dans leur vocabulaire un nouveau terme : stratégie de survie.
Un pays européen se doit aujourd'hui de regarder de très près cette nouvelle stratégie du Japon et ses techniques. En effet, l'horizon 1992 n'est pas si loin et toutes les entreprises confrontées au grand marché européen ne survivront pas. De plus, la nouvelle stratégie du Japon peut en faire un concurrent encore plus redoutable.
Un centre d'observation privilégié est IBM Japon, société d'une taille comparable à IBM France, et qui réussit, dans un climat concurrentiel très fort, à obtenir une croissance exceptionnelle, une pénétration très forte sur un marché souvent protégé.
Y a-t-il dans les nouveaux concepts élaborés au Japon des idées utilisables et applicables aux organisations occidentales ? Les efforts de productivité et de qualité que nous avons faits pour gagner nuire propre bataille de compétitivité, souvent face à l'informatique japonaise, sont-ils suffisants pour le futur? Quels conseils donner dans ce cadre aux entreprises que nous rencontrons ?

Quelques mutations en cours dans les entreprises industrielles

Qu'est-ce qu'une entreprise ? Quelles sont ses structures optimales en milieu concurrentiel ? Quelles devraient être ses priorités? Ce sont des problèmes sur lesquels on ne peut pas être simpliste !
Mais il y a, dans toute organisation, des constantes que l'on peut observer.
Par exemple, toute entreprise peut être considérée comme ayant quatre activités de base : des activités d'innovation (recherche et développement, nouveaux produits) ; des activités de fabrication (usines) ; des activités de commercialisation (ventes et marketing) et des activités de direction (décisions, finance, personnel).
La recherche et le développement, traditionnellement, innovaient, créaient de nouveaux produits, à charge aux autres fonctions de l'entreprise de les fabriquer, de les vendre. Il s'agissait de trouver le produit "génial" qui allait, bien sûr, bouleverser son marché. De nombreux exemples de cette dynamique existent.
Certes, il vaut mieux avoir de bons chercheurs et des innovations créatives mais, depuis quelques années, les structures d'innovation savent qu'il est
désormais fondamental d'être à l'écoute des besoins du marché afin de créer des produits qui lui sont adaptés (en fait, de vraies solutions !) plutôt que de créer le produit innovant qui ne se vendra peut-être pas. C'est donc une mutation nécessaire des activités de recherche et de développement vers l'écoute du marché qui est en cours.
La production, depuis quelques années, a fait des progrès marquants dans deux domaines : la qualité (compétitivité accrue, diminution des coûts de non-qualité, etc.) et la productivité (automatisations, nouvelles techniques à la japonaise).
Mais depuis peu, les structures de production savent qu'il est aussi important de pouvoir répondre rapidement aux besoins du marché (flexibilité), d'être à l'écoute des fonctions commerciales. C'est une interaction dialectique complexe qui se déroule entre les impératifs de productivité et le besoin concurrentiel de souplesse accrue face à la demande. Les techniques de type "juste à temps" ne donnent qu'une solution partielle à ces problèmes.
Les structures de commercialisation étaient traditionnellement chargées du marketing et de la vente des produits conçus et fabriqués. Il s'agissait pour le commercial de "faire du chiffre", de vendre le maximum de "boîtes" s'il s'agissait d'un produit manufacturé, de maximiser lle revenu s'il vendait du service. Certes, cet impératif subsiste, mais aujourd'hui l'entreprise sait que son produit, seul, ne suffit pas, sauf si elle a délibérément pour stratégie d'être la moins chère du marché. Il faut adjoindre au produit de la valeur ajoutée, des services, pour qu'il reste compétitif. C'est un nouveau rôle des fonctions commerciales d'ajouter au produit une
valeur ajoutée suffisante pour le différencier des produits concurrents.
Quant aux fonctions de direction, outre leur rôle traditionnel (stratégie, organisation, personnel, finance), elles étaient confrontées depuis toujours à la difficulté de gagner sur deux tableaux en même temps : celui de la croissance, de la part de marché, et celui de la profitabilité et de la productivité.
Mais dans beaucoup d'entreprises, face à une nouvelle concurrence, c'est en terme de survie (compétitivité) que se pose désormais le problème, et un troisième facteur devient aussi crucial : le temps de réponse, la réactivité aux besoins du marché (en combien de temps peut-on concevoir un nouveau modèle, en combien de temps peut-on livrer ?), facteurs clés de différenciation. Ces mutations ne sont pas sans conséquences sur les entreprises en termes de management, de structure, de formation.
Le Japon , confronté à ces problèmes, a intégré dans les années précédentes l'ensemble de ces mutations qui restent encore souvent à faire en Occident. Il faudra souvent inventer des solutions originales, car ce qui est fait en Extrême-Orient ne peut pas toujours être copié.

L'entreprise étendue, un concept naturel au Japon

Les concepts d'entreprise étendue (Michael Porter) deviennent à la mode en Occident depuis peu. De quoi s'agit-il ?
Dés le début des années 80) M. Porter, professeur à Harvard, en étudiant les entreprises mondiales, constatait qu'au fond une entreprise n'avait que deux grandes stratégies possibles : faible coût ou produit différencié. Il constatait que, souvent, les entreprises hésitaient entre ces deux stratégies et s'engluaient dans le mode intermédiaire du "in-between"
Dans ses ouvrages plus récents, M. Porter complète son analyse. Face à une concurrence exacerbée, l'entreprise doit se créer de nouvelles défenses.
En effet, en sus des concurrents traditionnels, on peut voir arriver de nouveaux produits innovants, de nouveaux concurrents inconnus hier encore, de façon assez soudaine. Par ailleurs, et nous le savons dans notre domaine, des produits de substitution, souvent moins coûteux, peuvent venir concurrencer brusquement les produits de l'entreprise.
Or, une entreprise, pour fonctionner, a besoin de fournisseurs, de sous-traitants en amont et de clients en aval.
Resserrer les liens avec ses partenaires, fournisseurs et clients, constitue une protection nécessaire contre les nouveaux arrivants sur le marché et les produits de substitution. Cette capitalisation voloontaire sur les liens clients-fournisseurs peut donner à l'entreprise un avantage concurrentiel certain.
Cela amène souvent les entreprises, au lieu de rechercher les technologies qui servent leurs stratégies, à faire la démarche novatrice inverse, étudiant les technologies disponibles (bornes interactives, réseaux, cartes à microprocesseur) et s'inventent de nouvelles stratégies basées sur ces technologies !
L'informatique est souvent un des moyens (et non le seul) pour resserrer ces liens : service client de type DIAL (système d'information commun avec les fournisseurs) etc. Cette informatique là est vraiment de l'informatique stratégique.
Le Japon intègre ces idées depuis le tout début de son industrialisation. En effet, la structure historique de ce pays fait des grandes entreprises de véritables clans, avec leurs réseaux d'alliés, clients et distributeurs, fournisseurs et sous-traitants, avec lesquels des liens privilégiés naissent naturellement.
Ceci amène souvent les entreprises, après avoir capitalisé dans le domaine de leurs relations clients-fournisseurs, à envisager des diversifications significatives, en utilisant les liens existants (services de réseaux à valeur ajoutée, etc.).
Cette démarche est souvent moins instinctive en France où, lorsqu'une entreprise s'est créé une "différence" par un service à valeur ajoutée, elle tient à "se la garder" au lieu de la vendre, y compris à ses concurrents.
Ce mouvement qui apparaît depuis quelques années en Occident est devenu une banalité au Japon.

Une "découverte" centrale, le rôle des liens

La plupart de nos entreprises sont managées "verticalement", par objectifs.
Ce courant (management par conflits arbitrés, planification arbitrée) permet de "durciir" progressivement les objectifs, afin de garder compétitivité et profitabilité.
Mais les dysfonctionnements les plus importants des organisations correspondent souvent à des problèmes "horizontaux" interfonctionnels (facturation en erreur, délais de livraison).
Combien de problèmes, si on les analyse, ne sont pas le fait d'une seule fonction, à qui on pourrait demander de s'améliorer, mais sont, par nature, des processus interfonctionnels. Les dirigeants d'entreprises européennes sont très sensibles à ces problèmes, souvent amplifiés par une volonté constructive de souplesse, poussant à la décentralisation des pouvoirs (centres de profits, etc...).
Certes, pour les entreprises qui ont lancé un programme de qualité totale, les négociations et mesures aux frontières interfonctions sous forme de groupes d'amélioration de la qualité (GAQ), Permettent de "lisser'' les problèmes aux frontières. Mais la somme de sous- optimaux ne faisant jamais un optimal, on n'est pas sûr que la somme des innovations locales résolvent le problème global !
C'est le sens de la mise en place, dans certaines entreprises, de systèmes de management des processus interfonctionnels, permettant de "réconcilier" les nécessités d'analyse des processus et les arbitrages indispensables, avec le nécessaire appel à l'innovation des acteurs eux-mêmes, sous forme de GAQ.
IBM a, dans ce cadre, mis en place un système de management structuré, permettant de mettre "sous contrôle" les processus cruciaux, et dont l'originalité principale est la nomination de directeurs "verticaux" de haut niveau comme propriétaires de processus "horizontaux", inter-fonctionnels.
Les liens sont donc au centre du problème de l'entreprise, aussi bien les liens externes dans la vision entreprise étendue que les liens internes dans les projets d'organisation.

Les liens et l'entreprise japonaise

La Japon a su récemment, peut-être mieux que d'autres, refaire ce constat par d'autres biais.
La compétition au Japon est extrême.
Dans l'automobile, par exemple, des sociétés comme Honda, Toyota, Nissan se livrent des combats acharnés pour conquérir des parts du marché interne, et surtout des marchés externes comme celui de l'Europe ou des Etats-Unis.
Les deux grandes stratégies possibles de compétitivité sont: faible coût ou produit différencié.
Ceci met l'emphase sur certains paramètres clés : vitesse de production, temps de développement d'un nouveau véhicule, qualité du produit final, prise en compte rapide des demandes changeantes du marché, diminution des coûts liés aux stocks de matières, délais de livraison suite à une commande, etc.
Il est aisé de voir que ces paramètres cruciaux dépendent, certes, de l'efficacité des fonctions de recherche et développement, production, marketing, mais beaucoup plus souvent de l'amélioration, de l'optimisation des liens interfonctionnels. C'est en optimisant le lien marketing - production que l'on peut diminuer les délais ou les stocks, en améliorant le lien recherche - marketing - production que l'on peut répondre plus vite aux besoins du marché, etc.
La compétitivité des entreprises se situe donc plus dans l'optimisation de ces liens que dans l'optimisation de la fonction elle-même, malgré les grands efforts à faire encore à l'intérieur de ces fonctions.
Des sociétés japonaises ont su réaliser ce phénomène assez tôt et aboutir à des résultats spectaculaires. C'est Canon, intégrant sa conception et sa fabrication, c'est Toyota qui intègre complètement son processus de commande, de fabrication, de distribution et en tire des bénéfices majeurs en un an, c'est Honda ou NSK, s'intégrant complètement autour des concepts de réseaux, de bases de données, etc.
Certaines sociétés occidentales, en concurrence avec le Japon, s'inspirent de ces techniques, par exemple PSA qui fait de l'intégration, de l'entreprise étendue et de l'utilisation des technologies (dont l'informatique) ses stratégies clés.
On retrouve dans ces concepts des approches qu'IBM a su mettre en place très tôt, du concept CIM (computer integrated manufacturing) en production aux liaisons avancées entre cette production et la recherche et le développement, des systèmes d'information intégrés aux liens créés avec les clients et les fournisseurs.
L'informatique joue, bien sûr, un rôle essentiel dans l'optimisation des liens, et IBM Japon, et maintenant IBM France, ont su développer, dans ce cadre, une approche de conseil aux entreprises qui mérite d'être décrite brièvement.
Les chiffres publiés annuellement par les entreprises donnent des renseignements essentiels sur leur compétitivité (et les investisseurs ne s'y trompent pas). Pourquoi ne pas comparer systématiquement les entreprises d'un même secteur économique sur certains ratios clés, certains représentant leur productivité, souvent liée au niveau d'intégration, d'autres leur "réactivité" (ratio de "vitesse"). On découvre alors que ce sont, le plus souvent, des ratios représentatifs de la plus ou moins bonne gestion des liens interfonctionnels de l'entreprise dont les différences sont significatives entre concurrents. Si l'on ajoute à cela une analyse de l'état d'informatisation de certains processus clés de l'entreprise étudiée par rapport à la moyenne du marché, on peut aboutir à un vrai diagnostic, mettant le doigt sur des problèmes cruciaux, voire préconisant des priorités pour redonner à l'entreprise en question, si elle en a besoin, un avantage concurrentiel.
Ainsi, quelle que soit la perspective, c'est le rôle essentiel des liens qui apparaît clairement. Le Japon a su, en les maîtrisant plus vite que l'Occident, se doter d'un avantage concurrentiel. Les sociétés européennes, à la veille de1992, se doivent de faire de même, ce qui va sans nul doute avoir des conséquences positives sur la croissance informatique (réseaux de communication interfonctionnels, réseaux avec les sous-traitants, avec les distributeurs, avec les clients, bases de données de communication entre les fonctions, etc.).
On peut optimiser un lien par de l'organisation (processus interfonctionnels), par de la négociation et de l'implication (qualité), par de l'informatique, et les trois approches sont toujours complémentaires. Ainsi, l'informatique va de plus en plus être perçue par les dirigeants d'entreprise comme un domaine, peut-être le domaine, stratégique, l'acteur d'abaissement des coûts, certes, mais aussi facteur clé de différenciation.
 

                                                                    © Jean-François David et Nouvelles IBM France 1991

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